Lynx, Kerr, 1792

Dumont, Samuel, 2025, Théophraste, Dioscoride et le joyau secret du lynx: nouvelle hypothèse pour l’identification du lyngurium, Anthropozoologica 60 (7), pp. 85-101 : 87-89

publication ID

https://doi.org/10.5252/anthropozoologica2025v60a7

DOI

https://doi.org/10.5281/zenodo.15747317

persistent identifier

https://treatment.plazi.org/id/03E88799-FFF4-D24B-19B2-703A10A1F890

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Plazi

scientific name

Lynx
status

 

LYNGURIUM ET MALVEILLANCE DU LYNX View in CoL : EXPOSÉ DES FAITS

Théophraste donne la première description du lyngurium/ τὸ λυγγΟύΡιΟν, littéralement «urine de lynx » (de λύγξ, lynx et ΟὖΡΟν, urine), parmi plusieurs pierres remarquables par leur beauté et par les propriétés qui leur sont prêtées:

« Καὶ γὰΡ ἐκ τΟύτΟυ γλύΦΕται τὰ σΦΡαγίδια, καὶ ἔστι στΕΡΕωτάτη καθάπΕΡ λίθΟς· ἕλκΕι γὰΡ ὥσπΕΡ τὸ ἤλΕκτΡΟν· Οἱ δέ Φασιν Οὐ μόνΟν κάΡΦη καὶ ξύλΟν, ἀλλὰ καὶ χαλκὸν καὶ σίδηΡΟν, ἐὰν ᾖ λΕπτός, ὥσπΕΡ καὶ ΔιΟκλῆς ἔλΕγΕν. Ἔστι δὲ διαΦανές τΕ σΦόδΡα, καὶ ψυχΡόν· βέλτιΟν δὲ τὸ τῶν ἀγΡίων ἢ τὸ τῶν ἡμέΡων καὶ τὸ τῶν ἀΡΡένων ἢ τὸ τῶν θηλΕιῶν, ὡς καὶ τῆς τΡΟΦῆς διαΦΕΡΟύσης, καὶ τΟῦ πΟνΕῖν ἢ μὴ πΟνΕῖν, καὶ τῆς τΟῦ σώματΟς ὅλως ΦύσΕως, ᾗ ξηΡότΕΡΟν, τὸ δ’ ὑγΡότΕΡΟν. ΕὑΡίσκΟυσι δ’ ἀνΟΡύττΟντΕς Οἱ ἔμπΕιΡΟι· κατακΡύπτΕται γὰΡ καὶ ἐπαμᾶται γῆν, ὅταν ΟὐΡήσῃ. ΓίνΕται δὲ καὶ κατΕΡγασία τις αὐτΟῦ πλΕίων. ἘπΕὶ δὲ καὶ τὸ ἤλΕκτΡΟν λίθΟς τὸ ὀΡυκτόν, ὃ γίνΕται πΕΡὶ <τὴν> Λιγυστικήν· καὶ τΟύτῳ ἂν ἡ τΟῦ ἕλκΕιν δύναμις ἀκΟλΟυθΟίη […]. Καὶ τὰ λυγγΟύΡια δὲ ὡσαύτως· ὧν τὸ θῆλυ διαΦανέστΕΡΟν καὶ ξανθότΕΡΟν.»

(De fait, c’est à partir d’elle qu’on grave les petits cachets et elle est très dure, comme de la pierre; elle exerce une attraction, comme l’ambre. Certains disent qu’elle attire non seulement brins de paille et feuilles 5 mais aussi bronze et fer, à condition que ce soient de petits morceaux, comme l’expliquait aussi Dioclès 6. C’est quelque chose de très translucide et froid; meilleure est celle des animaux sauvages par rapport à celle des animaux domestiques et celle des mâles est meilleure que celle des femelles, étant donné la différence de nourriture ainsi que l’activité ou l’absence d’activité et la constitution du corps dans son ensemble, en raison de laquelle l’une est plus sèche, l’autre plus humide. Pour la trouver, ceux qui s’y entendent la dégagent en fouillant [le sol]: en effet, [le lynx] la dépose en la soustrayant aux regards et la recouvre de terre quand il urine. Elle demande également un travail plus important. En outre, il y a aussi la pierre d’ambre, extraite du sol, qui se trouve en Ligurie; celle-ci aussi s’accompagnerait de la force d’attraction […]) (Théophraste, Lap. V, 28-31, sauf mention contraire, nous traduisons)

Or c’est également la même chose pour les pierres de lyngurium, dont le type «femelle» est plus transparent et plus jaune.

Rapportant la version de spécialistes (ΟἱἔμπΕιΡΟι) ou de personnes s’en réclamant, Théophraste attribue au lyngurium une origine animale, trace d’une porosité entre l’animé et l’inerte ( Macrì 2013: 133) que l’on retrouve ailleurs. Le lapidaire de Socrate et Denys, sans doute d’époque impériale, évoque ainsi les pierres d’hirondelle, de faucon, de taupe, de dragon, de lézard, de crapaud et d’hyène ( Halleux & Schamp 1985: 174-177, §47-53). Ses caractéristiques sont les suivantes: il est dur, ce qui justifie que le travailler demande des efforts, translucide et froid; on le trouverait dans le sol, suite à la pétrification de l’urine de lynx; il est plutôt jaune et posséderait une capacité d’attraction comme l’ambre.La mention desἔμπΕιΡΟι suggère également une certaine rareté puisque son extraction n’est pas à la portée de tous. Seuls certains spécialistes savent comment l’obtenir. On utilise cette substance pour obtenir des petits cachets ou sceaux (σΦΡαγίδια), sans que Théophraste ne fournisse plus de détails.ΣΦΡαγίς désigne le sceau, l’empreinte qu’il laisse et le médicament estampillé de ce sceau.Les médecins en fabriquaient et y apposaient leur marque, des inscriptions ou des figures.Les pierres étaient manifestement taillées puis gravées mais on trouve aussi d’autres cachets en matières végétales ou animales que l’on mélangeait et moulait en σΦΡαγίς avant de les graver ( Dasen 2021). Théophraste n’avait pas nécessairement une connaissance directe de ces pratiques, mais il aurait recueilli le savoir des artisans ou des médecins –c’est une étape fondamentale de l’enquête péripatéticienne–, d’autant qu’il établit un classement: le lyngurium d’animaux sauvages est meilleur (βέλτιΟν) que celui des animaux domestiques 7 et celui des mâles sera meilleur que celui des femelles (sur cette association habituelle dès les auteurs grecs, voir Jaeggi-Richoz 2019: 32), ce qui se traduit par des différences de transparence et d’intensité de jaune. Attribuer une valeur sexuée à une pierre exprime sa puissance thérapeutique( Dasen 2021: 136), mais cette évaluation empirique implique aussi que l’on trouvait différentes qualités de lyngurium. Ce dernier doit enfin être distingué de la pierre d’ambre (τὸ ἤλΕκτΡΟν λίθΟς) que l’on trouve en Ligurie, avec laquelle il partage une capacité d’attraction.

Rien ne permet d’affirmer avec certitude que Théophraste adhère sans réserve aux informations qu’il rapporte. Il n’évoque pas les pratiques médico-magiques que l’on retrouve dans les textes postérieurs et qui se développent peut-être avec les syncrétismes hellénistiques( Wellmann 1935): outre, par exemple, Dioscoride (MM. 2, 81), le lapidaire dit de «Damigéron-Evax », sans doute composé à Alexandrie et remanié à l’époque impériale ( Halleux & Schamp 1985: 204-228), signale que le lapis lynguros, en accord avec la loi de sympathie déjà en usage dans la médecine hippocratique, soigne la jaunisse, protège le foyer et apaise enfants et femmes enceintes. Au Moyen Âge, Hildegarde de Bingen lui attribue une vertu apaisante pour l’estomac et naturellement une action contre toutes les difficultés à uriner (Hildegarde de Bingen, Physique III, 19, à propos du ligurius). Les petits sceaux pouvaient aussi avoir un rôle esthétique. Élien, songeant peut-être à l’ambre, précise que le lyngurium sert aussi dans les parures féminines (Élien, NA IV, 18) 8.

On pourrait en déduire que Théophraste ne livre que ce qui lui semble vraisemblable après avoir séparé le bon grain de l’ivraie. Mais il revient sur cette histoire de lynx dans un opuscule perdu et résumé par Photius, Sur la prétendue malveillance des animaux. La posture y est plus critique à l’égard des humains:

«Καὶ ἡ λύγξ κατακΡύπτΕι τὸ ΟὖΡΟν,ὅτι πΡὸς τὰς σΦΡαγῖδας καὶ πΡὸς ἄλλας χΡΕίας ἐπιτήδΕιΟν.Ἀλλ’ ὅτι μὲν Οὐ διὰ ΦθόνΟνταῦτα πΟιΕῖ τὰ ζῷα, ἀλλ’ Οἱ ἄνθΡωπΟι ἐκ τῆς ἰδίας ὑπΟλήψΕως ταύτην αὐτΟῖς πΕΡιῆψαν τὴν αἰτίαν, παντὶ δῆλΟν. ΠόθΕν γὰΡ τΟῖς ἀλόγΟις ἡ τΟσαύτη σΟΦία, ἣν καὶ Οἱ λΟγικΟὶ μΕτὰ συχνῆς μΕλέτης μανθάνΟυσιν; Ἀλλ’ ἡ μὲν Φώκη διὰ τὸν ΦόβΟν ἴσως ταΡαττΟμένη ἐμΕῖ τὴν πιτύαν […]»

(Le lynx, lui, dépose son urine en la soustrayant au regard, parce qu’elle est utile pour faire des sceaux et pour d’autres usages. Cependant, ce n’est pas par malveillance que les animaux se comportent ainsi, mais ce sont toujours 9 les êtres humains, d’après leur propre conception, qui leur font ce reproche; cela est clair pour tout le monde. D’où, en effet, trouverait-on chez les êtres privés de raison une si grande sagesse, que même les êtres doués de raison acquièrent avec une longue pratique? Le phoque vomit sans doute la pressure de son estomac à cause de l’agitation dans laquelle le plonge la peur […]). (Théophraste, Frg. 175 Wimmer 1862 = Fr g. 362 A Fortenbaugh et al. 1992 = Photius, Bibl. 278, 528a 40-528b 25)

Au vu du témoignage d’Élien (NA, IV, 18), proche du texte de Théophraste, et plus encore des Mirabilia pseudoaristotéliciens, récemment édités par Giacomelli (Mirab., 77, 835b 29-30; Giacomelli 2023), on peut se fier à la lecture de Photius ( Sharples 1988: 52; Zucker 2017: 162; Hellmann 2024: 207-212). Le lynx n’est pas le seul à devoir répondre de cette accusation. Dans le début de la section, on lit que le lézard, « refusant par malveillance aux êtres humains le service qu’il peut leur rendre » (ΦθΟνῶν τῆς ὠΦΕλΕίας τΟῖς ἀνθΡώπΟις, 528a 41-528b 1), s’empresse d’avaler sa peau alors qu’elle peut soulager les épileptiques.Ces derniers ne peuvent pas davantage compter sur le phoque puisque, sur le point d’être capturé, celui-ci les prive du remède qu’il fournit: la pressure. Le cerf enfouit ses bois alors qu’ils constituent un antidote contre le venin de crapaud. La série est construite sur une opposition entre, d’un côté, l’utilité de certains produits issus des animaux (ὠΦΕλΕία,χΡήσιμΟν, χΡησιμΕύΟυσαν,ἐπιτήδΕιΟν) et, de l’autre, la malveillance de ces mêmes animaux (ΦθΟνῶν), d’autant plus condamnable qu’ils ont manifestement conscience de l’utilité des produits qu’ils s’empressent de soustraire aux humains. En somme, les animaux seraient méchants volontairement.

C’est précisément ce raisonnement que remet en cause Théophraste. Il n’attaque pas le fait que le lyngurium soit – ou ne soit pas – de l’urine de lynx pétrifiée, mais bien l’idée qui affirme que le lynx cache volontairement cette substance pour la soustraire aux êtres humains. Le verbe κατακΡύπτωcristallise ainsi la polémique parce qu’il décrit le geste du lynx, dans lequel il faut sans doute reconnaître des grattis ou un comportement de marquage fréquent chez les félins ( Stahl & Vandel [1998: 42-44] précisent que le lynx boréal gratte le sol pour enterrer ses excréments et signale son territoire par marquage jugal, principalement sur les troncs ou les roches), tout en y intégrant une idée morale de dissimulation et de tromperie.

Si l’on rapproche les deux extraits, Théophraste isole en fait trois strates: la description des caractéristiques et propriétés de la pierre, sans s’exprimer sur leur véracité, son origine et, enfin, l’interprétation qui en est donnée et qui en appelle aux motivations supposées de l’animal. Seul ce dernier point fait l’objet d’une réfutation. En réfléchissant sur les motivations du lynx, il découvre que celles-ci sont en fait la simple projection d’une grille axiologique humaine sur le monde animal (ἐκ τῆς ἰδίας ὑπΟλήψΕως ταύτην αὐτΟῖς πΕΡιῆψαν τὴν αἰτίαν). L’intention morale n’est pas une composante du comportement animal mais un prisme apposé par l’observateur humain. Le terme de ΦθόνΟς concentre cette erreur méthodologique en connectant d’emblée à l’étude des comportements une problématique éthique ( Zucker 2017: 159, 160). La malveillance jalouse du lynx n’est en fait que la projection de la frustration humaine devant la difficulté à se procurer cette substance, pourtant bien utile, qu’est le lyngurium. Une telle approche ne conduit qu’à des allégations fantaisistes parce qu’anthropocentrées. Et Théophraste d’avancer d’autres explications, qui relèvent cette fois de causes naturelles: le phoque vomit parce qu’il panique au moment de sa capture, le lézard avale sa mue sous l’effet de quelque penchant naturel, etc. 10

Le propos de Théophraste n’est cependant pas sans poser question. En effet, malgré les caractéristiques qu’il fournit, l’identification du lyngurium n’est pas résolue. Il faut d’abord comprendre la nature de cette substance. Est-ce même une pierre? Si ce n’est pas le cas, pourquoi Théophraste ne le signale-t-il pas? Ensuite, il faut expliquer le lien avec le lynx. Cet aspect a largement été négligé. Jamais la composante zoo-géologique du récit étiologique n’est traitée autrement que comme une histoire fantaisiste à écarter au profit des propriétés minéralogiques, en faisant comme si tout ne faisait pas système. Le fait est que le lynx est un symbole zoologique discret dans la pensée gréco-latine, mais l’étrangeté de la notice ne signifie pas que l’on ne peut en tirer aucun élément intéressant. Par ailleurs, pour insaisissable que soit cette pierre, elle semble avoir connu un certain succès dans la littérature scientifique et philosophique. Outre les reprises pharmacologiques ou magiques, Sextus Empiricus (iiiiie siècle de notre ère) en use d’une façon particulière. À côté d’exemples canoniques tels que la rame brisée de Platon, il convoque l’urine de lynx dans son exposé du cinquième trope d’Énésidème, qui justifie la suspension du jugement par le fait que les choses diffèrent selon le lieu (Sextus Empiricus, Pyr. I, 14 [119]): « τὸ λυγγΟύΡιΟν ἐν μὲν λυγγὶ ὑγΡόν, ἐν ἀέΡι δὲ σκληΡόν» (la pierre de lynx est liquide dans le lynx mais solide à l’air libre). On ne peut donc espérer formuler une affirmation certaine et définitive à son sujet. Mais pourquoi construire un mythe minéralogique spécifiquement autour de cet animal? Enfin, même si Théophraste lève quelque peu le mystère sur cette question, reste le vernis d’intentionnalité qui a été appliqué par-dessus pour affirmer que le lynx dissimule à dessein cette substance afin d’en priver les humains. En somme, pourquoi une pierre? Pourquoi un lynx? Et pourquoi un lynx grattant pour dissimuler son urine?

Plusieurs identifications ont été suggérées à propos du lyngurium. Compte tenu de la légende qui s’est greffée autour, on a voulu y voir le nom d’une pierre ligure, peut-être une variété d’ambre ( Sharples 1995: 80-83). En considérant les caractéristiques fournies par Théophraste, deux autres solutions ont été proposées par les chercheurs: l’ambre de la Baltique ( Caley & Richards 1956) ou une tourmaline jaune ou brune (Eichholz 1865). Aucune de ces hypothèses n’étant à nos yeux satisfaisante, notamment parce qu’aucune ne répond complètement aux trois points que nous venons d’énoncer, nous souhaiterions proposer ici une nouvelle identification. Le lyngurium serait un bloc de résine sèche mais non fossilisée, possiblement chargée de plus ou moins d’impuretés. Elle serait exploitée par des peuples locaux dans les forêts celtes et germaniques, territoires riches en lynx, avant de parvenir en Ligurie puis sur les bords de la Méditerranée par la vallée du Pô.

Kingdom

Animalia

Phylum

Chordata

Class

Mammalia

Order

Carnivora

Family

Felidae

GBIF Dataset (for parent article) Darwin Core Archive (for parent article) View in SIBiLS Plain XML RDF